Je vous avais déjà entretenu en long, en large et en travers du Cycle des contrées de Jacques Abeille , sans doute l'une des oeuvres les plus étonnantes de la littérature contemporaine. Je ne saurais trop conseiller, si ce n'est pas déjà fait, de lire l'article ci-dessus afin de savoir de quoi qu'on va causer en ces lieux, car sinon le présent article vous paraitra assez nébuleux (si c'est aussi le cas après lecture, le bureau des réclamations est ouvert).
Car il s'avère que le cinquième et avant-dernier tome du cycle vient de paraître aux éditions Attila, mettant en ce qui me concerne fin à une insupportable attente.
Les Barbares prend place dans un contexte sur lequel le flou du cycle ne pouvait manquer de passer pour une lacune: l'occupation de l'Empire de Terrèbre par les cavaliers des steppes, les Barbares du titre, tout en rejoignant le destin encore plus tragique, dans la même guerre, d'une autre civilisation, les Jardins Statuaires du roman homonyme.
Dans le contexte troublé de l'occupation, le narrateur, jeune linguiste terrebrins qui seul connait la langue des steppes, se trouve enrôlé par leur Prince, celui qui les a fédéré et mené dans la conquête. Cet honneur, dont ils se passerait bien, car il est plus prisonnier qu'autre chose, ne lui échoit pas forcément à cause de sa connaissance de la langue des steppes, car après tout il a eu le temps de l'enseigner à tout le monde, mais surtout car il est le traducteur du manuscrit qui constitue le dernier témoignage des Jardins Statuaires, et qui est à la base du roman homonyme.
Le Prince qui, faut-il le préciser, intervient dans le manuscrit dont il a rencontré l'auteur, entend obliger le jeune linguiste à l'aider dans la recherche de l'explorateur des Jardins, pour qui il semble éprouver une véritable obsession. Ainsi commence un immense périple à travers l'ensemble des Contrées, et surtout à travers les Jardins Statuaires ou du moins ce qu'il en reste, entrainé dans la petite suite d'un Prince dont il apparait vite, pour donner tout son sel à l'aventure, qu'il est complétement fou.
Pour chroniquer ce roman, ce qui ne sera pas facile, il va me falloir d'abord parler de sa place dans le cycle, car il en constitue pour ainsi dire la clé de voûte. La transition sera facile ensuite vers des qualités plus propres au roman lui-même.
Tout d'abord, il parait évident qu'avant même la parution, encore hypothétique il faut le dire, de L'Explorateur perdu, qui sera de toute façon davantage un recueil qu'un roman, l'auteur a décidé de faire la synthèse du cycle. Cela se voit dans l'idée même du périple à travers l'ensemble des Contrées : pour mémoire, une carte de de celles-ci, oeuvre de Pauline Berneron, était livrée en fascicule séparée avec le troisième roman, Les Voyages du Fils, et outre qu'elle est fort symboliquement reproduite par parties, plus ou moins appropriées à l'intrigue, en tête de chaque chapitre des Barbares, elle ne contient plus de secret à l'issue de ce cinquième tome. Il faut dire qu'il ne restait en terres inexplorées (je veux dire par les lecteurs de notre monde, ben oui, après tout, trois volumes et deux nouvelles du cycle sont parus dans une certaine collection de la Compagnie des Indes oniriques chez Deleatur, de quoi s'attacher à la jolie métaphore du lecteur-explorateur) il ne restait donc que la Vallée des Anciens Rois, les moins intéressants, pour ne pas dire sans interêt, Déserts du Sud, et le rattachement officiel de la forêt de la Louvanne au cycle des Contrées, qui prêtait à s'interroger à la lecture de la nouvelle Louvanne, et est ici balancé en une phrase, s'il fallait encore une preuve de la volonté de clore le cycle avant un recueil qui serait plutôt une sorte de complément.
Mais ce n'est pas dans la géographie, mais plutôt dans la chronologie que ce roman renferme la clé de toute la poétique du cycle. En effet, l'Histoire des Contrées au cours du roman peut se diviser en deux ères : celle des deux premiers romans, qui montre chacun une civilisation dans le dernier stade de sa décadence avant l'invasion barbare, et celle qui commence avec Les Voyages du Fils, soit vingt ans après le reflux des barbares, et inaugure un monde pacifiée sous l'égide d'une Terrèbre renée de ses cendres, où les sociétés archaïques achévent de disparaitre, et où se profile la vision fantasmée de notre mondialisation ; l'aboutissement de cette ère se trouverait dans l'album réalisé en collaboration avec Schuiten, Les Mers Perdues, qui semble décrire l'extrême avenir des Contrées, tout en le reduisant à une abstraction où rien ne permet de reconnaitre une quelconque de ces Contrées, pas même leurs noms; cette conclusion du cycle est paradoxalement optimiste, car l'aventure et la découverte d'autres civilisations est à chercher toujours plus loin, en dehors même de la carte de Pauline Berneron, vers des découvertes vertigineuses qui contre toute attente remettent en cause tout ce que l'on croit savoir sur le monde des Contrées, et que dans Les Barbares l'auteur s'amusent à laisser encore voilées de vieilles légendes.
Les Barbares, donc, se proposent de joindre les deux ères en racontant ce qui s'est passé pendant les vingt ans, que le roman couvre d'ailleurs peut-être en entier, en pendant lequel se met en place le nouvel ordre mondial. Celui-ci est très différent de ce que les précédents romans laissaient imaginer, notamment dans le rôle des Barbares : la destruction des Jardins Statuaires n'apparait ainsi pas comme un génocide de la part des Cavaliers, mais comme une auto-destruction dans un élan de désespoir. L'auto-destruction est également le fait de Terrèbre, ce sur quoi des indices apparaissait dès la conclusion du Veilleur du Jour. Finalement, les Barbares apparaissent comme le peuple le plus sage et le plus raffiné, et même si leur société est loin d'être une utopie -nous connaissons leur cruauté- il y a en eux un peu du mythe du bon sauvage, mais avec infiniment plus de complexité et du nuances que viennent nourrir l'imagination ethnologique. Moi qui me plaignait dans la chronique précédente de ce que la création des Jardins Statuaires ne connaissaient plus d'équivalent, je dirait de rival équitable, dans le cycle, Les Barbares revient tout mettre en cause.
Si les Cavaliers sont les héros de ce roman, il ne faut pas oublier les Jardins Statuaires, auquel le roman est un retour. En réalité, il s'agit plutôt de la civilisation bâtie sur ses cendres, d'où non seulement la culture de statues a disparu mais sa mémoires même est proscrite, et qui se soumet lentement au conformisme de Terrèbre par l'intermédiaire douteux des proxénètes de la guilde des hôteliers. Et pourtant, l'une des plus belles idée du roman est que la magie des Jardins leur survit, et cette magie se lavent même des anciens aspect honteux de cette civilisation, désormais le fait des falots héritiers.
Et plus que les anciens mystères des Jardins Statuaires, leurs personnages, ceux du premier roman, sont au centre des attentions. Du voyageur qui exploré les Jardins, l'aura de mystère reste entier : connaissant Abeille, il n'est pas surprenant qu'il n'ait pas voulu nous révèler l'origine de ce voyageur dont il est suggéré dés le premier roman qu'il ne vient pas du monde des Contrées et a également connu le nôtre. En revanche, nous retrouverons sa compagne Vanina et leur fille adoptive Licia, apprenant sur eux des révélations dont la noirceur peut tout à fait déstabiliser par contraste avec le souvenir du premier roman, noirceur que vient contrebalancer le destin éclatant de Licia, qui en fait presque un personnage mythique. Ce jeu de miroir m'a enfin fait réaliser le véritable fil rouge du cycle entier : une réflexion sur la mémoire, qu'elle soit individuelle ou collective, avec tous les degrés et les rapports de causalités entre les deux.
On le voit, l'univers imaginaire crée par Jacques Abeille ne perd rien de son souffle, mais il faut pour faire tenir le tout que l'intrigue ait un souffle. En l'occurence, le point de départ est prometteur : ce voyage dont on ne saura jamais quand il finira, car il est dirigé par un Prince fou (le titre originel prévu pour ce romna, Un Homme plein de misère, mettait davantage l'accent sur cette folie) promet une atmopshère orageuse que peut-être aucun enjeu des romans précédent n'a aussi bien entretenu. Les repercussions de cet enjeu sont individuelles, concernent le narrateur, car il ne faut pas oublier que l'univers d'Abeille est avant tout contemplatif et introspectif, les paysages extérieurs enrobés d'onirisme, servant les paysages intérieurs ; dans ce style Abeille est un digne hériter de Julien Gracq ou Ernst Jünger, mais l'univers des Contrés prend peut-être une ampleur plus grandiose et plus riche.
Par dessus tout, j'oserais dire que le style de l'auteur, sans la puissance évocatrice duquel son univers ne pourrait jamais prendre son envol, est à son apogée dans ce roman. Inutile de s'étendre plus longuement sur ce qu'il vaut mieux lire qu'argumenter : dans Les Barbares, les Contrées n'ont jamais parue aussi belles.